Poème écrit pour célébrer une naissance du bout du monde
Lumineux, brillant : telle est la signification du prénom Zahra.
Zahra, je l’ai rencontrée à en Allemagne à l’été 2021. D’emblée, j’ai su qu’elle n’était pas comme les autres : souriante en toutes circonstances, contemplative, toujours armée de son carnet à écrire, écrire, encore écrire. Je la voyais tracer ces signes illisibles mais si esthétiques sur papier, au gré des inspirations nouvelles que chaque jour semblait lui apporter.
Elle me parlait des courbes des raisins, de la vieillesse qui est bénédiction, des vacances au lac avec sa mère, des perles blanches achetées au marché, des tissus tressés depuis des temps illustres avec les mêmes secrets. Nous étions jeunes, toutes les deux, et Zahra venait d’une ville autrefois nommée Ispahan. La route de la soie, c’était certainement ses cheveux : longs et noirs, soyeux. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un originaire d’Iran auparavant, et ce pays m’intriguait autant que je craignais la dureté de son régime. Des questions incessantes me taraudaient, que je m’empressais de lui poser. Découvrir la réalité de quelqu’un qui vit si loin de nous, dans une société à la culture tout à fait différente, est un trésor inestimable. Les fils d’argent et d’or de nos discussions inspirent encore mes réflexions.
Deux semaines ensemble ont suffi à tisser un lien profond à l’arrière-plan d’anglais aux accents baragouinés : nous nous racontions nos quotidiens, et plus encore, nos quotidiens de femmes. Zahra savourait une liberté à laquelle elle n’avait pas gouté depuis longtemps, loin de la censure et des restrictions en tous genres. Elle n’était jamais ostentatoire dans sa découverte de ces nouveaux plaisirs, comme si une retenue s’imposait à elle, comme si au fond d’elle, elle craignait qu’une police ne vienne la traquer. Elle m’a confié qu’ici, elle parvenait à rêver d’un futur. L’Allemagne est un des pays prisés par les immigrés iraniens, m’a-t-elle dit. Malgré les blocages des réseaux sociaux en Iran, elle tenait beaucoup à poster ses textes sur Instagram. Partager ses mots, son Art, c’est ainsi qu’elle manifestait déjà sa révolte. Chacun de ses mots était un serment de liberté.
Une révolution interne grandissait à chaque jour d’été passé à ses côtés. Un soir, une chanson d’amour en français passa dans le bar où nous étions installées. Captivée par ses yeux fixés dans le vide, je mis quelques instants à oser lui poser la question : « Zahra, et toi, tu es amoureuse ? ». Elle me sourit dans une esquisse qui avait tout à la fois la chaleur maternelle et l’audace de la femme intrépide. « Oui, j’aime un homme, mais il ne veut pas de moi. Il est plus âgé, et est écrivain lui aussi. Je me retrouve dans ce qu’il compose, je ressens ses mots. ». L’expression sur son visage était d’une sincérité si peu souvent rencontrée, alors qu’elle me confiait un secret inavouable à Téhéran. Elle m’expliqua ensuite que l’homme en question avait perdu patience face aux objections de sa famille, et aux conventions trop difficilement contournables. Ils s’envoyaient des lettres, il lui parlait de la nature et elle, elle lui parlait des sentiments. L’intensité d’un amour sûr et certain dirigé vers l’inaccessible est une brulure qui peine à être soulagée. Zahra, tu sais, ce qui est fantastique dans l’amour n’est pas de le recevoir en retour, mais de le donner. Dans l’épanouissement d’une âme, il est essentiel qu’elle puisse observer ce que l’amour provoque comme réactions afin de percer enfin les failles enfouies et les forces bridées. Ces enjeux et mécanismes intérieurs ne peuvent s’actionner qu’au contact de l’amour – ne fut-ce que par l’espoir de celui-ci – et permettent d’accéder finalement à une maîtrise plus fine des énigmes du soi. Je me suis sentie reconnaissante de ce que tu m’as raconté, et c’est forte de l’image de cet amour perse impossible que je suis allée retrouver mon fiancé, cette nuit-là. Sous les étoiles d’un ciel clair, c’est en pensant à son amour interdit que j’ai joui du mien – dans une sensation mêlant admiration pour Zahra et douleur de ce qui lui était privé.
Le temps tournait et se retournait contre nous, l’avion du retour se faisant plus proche – et avec lui, la douleur dans ses yeux de devoir repartir. Pourtant, tu aimes ton pays : combien de fois ne m’as-tu pas lu des poèmes de grands auteurs perses, en me racontant les étés dans la capitale et les hivers à la campagne ? J’aurais aimé pouvoir l’aider à rester, mais les passeports ne semblent pas sensibles au désir. Elle souhaitait rester seule, quelques jours avant son départ. De longues errances dans la ville et des promenades dans la nature, je sais qu’elles lui étaient vitales. Nous nous sommes promis de nous écrire, malgré la poste peu coopérante.
16 septembre 2022 : la jeune Mahsa Jina Amini est assassinée. Je m’inquiète pour toi, les moyens de communication se bloquent un à un. La lutte continue, m’écris-tu dans un mail envoyé grâce à un VPN. Je porte toujours les perles blanches que tu m’as offertes. J’égrène par chacune d’elle les souvenirs que tu m’as laissés. J’aimerais envelopper ton visage dans un termeh[1]et permettre à ton esprit d’être apaisé. Encore voir tes élans d’inspiration, au milieu du bruit et des agitations. Je sais que tu crées ton propre univers, ton calme au cœur du chaos. Alors que l’histoire de Mahsa fait le tour du monde, j’espère que tu parviens à trouver ce refuge au plus profond de toi. Les femmes du monde entier coupent leurs cheveux, et je sais que ces marques de soutien te touchent.
Quelques semaines après cet évènement tragique, et au cœur brulant d’une indignation grandissante et de mouvements de soutien sur les réseaux sociaux, je n’ai plus de nouvelles de toi. Il t’est difficile d’obtenir de la connexion Internet. Le dernier poème que tu m’envoies est de Rumi, je le répète tel un mantra : « L’histoire entière du monde, Sommeille en chacun de nous ».
Un e-mail de toi arrive enfin, le 25 février : un signe de vie et de résilience face aux difficultés quotidiennes, avec l’espoir incessant d’un futur plus radieux. Un heureux hasard arrive enfin, en même temps : je donne naissance à une petite Zahra dont la lumière, déjà, me fait penser à toi.
[1] Le termeh (persan : ترمه) est un type de textile artisanal originaire de Yazd, en Iran, tissé à la main, à l'origine dans de la soie (persan : ابریشم, abrisham) et de la laine (persan : پشم, pashm). Il peut prendre la forme de tissu, feuille, panneau ou différentes autres.
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